Economie alpestre. Les alpages sous tension
Avec le retour du loup et les aléas climatiques, de nombreux alpages peinent aujourd’hui à être suffisamment occupés. Moins de troupeaux, c’est aussi des paysages qui se referment, des sentiers qui disparaissent, une montagne qui se transforme. C’est dans ce contexte délicat que de nombreux “alpagistes” continuent toutefois à aller de l’avant et à poursuivre l’estivage, entre fabrication de fromage, accueil des randonneurs et adaptation au terrain. Rencontre avec l’un d’entre eux, Hubert Marclay, dans le Val d’Illiez (VS).
Partager
Pascale Bieri/AGIR
Aujourd’hui à 14:14, mis à jour à 14:18
Les troupeaux vont prochainement reprendre le chemin de l’alpage. Un événement qu’appréhendent, aujourd’hui, de nombreux éleveurs. En cause, les caprices du climat, mais surtout la présence du loup, toujours plus forte. L’été dernier, de nombreux alpages n’ont pas pu accueillir suffisamment d’animaux — ou pas assez longtemps — pour atteindre les 75% de la «charge usuelle déterminante», c’est-à-dire, le taux d’occupation minimal des pâturages exigé pour recevoir les subventions fédérales. En dessous, les paiements directs sont réduits, voire supprimés. S’ajoutent à cela des pâturages de montagne qui ne sont plus exploités.
Or l’abandon, ou le recul des alpages, ne concerne pas seulement les éleveurs. Quand le bétail ne monte plus, la végétation se referme, les sentiers s’effacent, la forêt gagne du terrain. Sur certaines pentes raides, cela favorise l’érosion, la perte de biodiversité et l’instabilité des sols. Le tourisme s’en trouve affecté, tout comme l’équilibre écologique de certaines zones déjà fragiles.
Un équilibre fragile, mais maintenu
Mais, malgré les difficultés du terrain, de nombreux «alpagistes» poursuivent leur activité avec passion. Hubert Marclay, agriculteur à Champéry, dans le Val d’Illiez (VS), en fait partie. Comme chaque année, il reprendra, à la mi-juin, la direction de l’alpage de Lapisa, où il exploite, avec son épouse Maureen, une buvette-restaurant et des chambres d’hôtes. Il y fabrique également du fromage d’alpage, qu’il écoule en vente directe.
«Nous montons avec une quarantaine de chèvres et une trentaine de vaches laitières, ainsi que quelques vaches allaitantes et des génisses. Elles permettent de valoriser les zones les plus difficiles d’accès et de maintenir l’entretien des pâturages», explique-t-il.
Jusqu’à présent, cet éleveur du Val d’Illiez n’a jamais subi d’attaque de loup. «J’ai eu de la chance», dit-il. Ainsi, à la montagne, ses chèvres continuent à se déplacer librement dans les rochers, sans surveillance constante. «On les fait juste rentrer pour la traite, puis elles repartent à l’extérieur. Elles connaissent le terrain, choisissent les herbes les plus riches, et la production est excellente. Les rochers leur offrent aussi une certaine protection naturelle, car ce n’est pas là que le loup attaque le plus facilement.»
Le loup rôde, la vigilance reste de mise
Cela étant, le grand prédateur a été aperçu à plusieurs reprises dans la région par le garde-chasse local. Puis l’animal a disparu. «Il est parti ailleurs», note Hubert Marclay, tout en sachant cette accalmie fragile. Car si le loup devait frapper, toute son organisation serait à repenser. «Il faudrait parquer les chèvres. Ce qui diminuerait leur production. Et peut-être fourrager à l’intérieur, transformer le chalet… »
Au-delà de la charge de travail, c’est toute une approche qui vacillerait. «Leur liberté et les herbes qu’elles vont chercher, c’est ce qui fait la qualité du lait. Si elles doivent tourner en rond dans un parc, ce n’est plus pareil.»
Autour de Lapisa, les prédations sont déjà la réalité. «Mon voisin, avec ses brebis laitières, a eu des attaques. Pas l’an dernier, mais il y a deux ans. Et sur les Hauts des Crosets, il y a de la casse chaque année.» Et les bovins sont parfois visés, notamment dans le Jura vaudois. «On nous disait toujours que c’étaient les moutons, la proie du loup. Mais quand il n’y en a plus, il prend les chèvres ou les vaches.»
Un modèle touristique à préserver
Comme beaucoup, Hubert Marclay a réfléchi à l’option des chiens de protection. Mais il y renonce pour l’instant. «C’est un gros problème pour les touristes. Le chien ne fait pas la différence entre un loup, un trailer, un enfant. Il défend. C’est son boulot!»
Plusieurs incidents ont déjà été signalés dans les Alpes romandes. Randonneurs intimidés, cyclistes stoppés, familles contraintes de rebrousser chemin. «Il y a des gens qui ne veulent plus se promener sur le tour des Dents du Midi. Ils savent qu’il y a des chiens de protection, ils ont peur», constate l’éleveur.
À Lapisa, l’agritourisme est au cœur du modèle. La famille Marclay accueille les randonneurs à la buvette, vend ses fromages sur place et organise des démonstrations. «On veut que les gens viennent. Par conséquent, tant que je peux éviter les chiens de protection, je ne veux pas en avoir.» Ce n’est pas une posture idéologique: c’est une question d’équilibre économique. «Il faudrait alors parquer tous les animaux, déplacer les sentiers… C’est du travail en plus.»
Maintenir l’activité, malgré les incertitudes
Pour atteindre les volumes nécessaires à la fabrication du fromage — et le seuil de 75% de charge utile pour bénéficier des paiements directs — Hubert Marclay complète également son troupeau de bovins chaque été. «L’année passée, on avait douze vaches laitières louées. Elles arrivent en juin, repartent en septembre.»
Et souvent, elles viennent de loin. «Avant, tout le monde avait un peu de bétail. Ce qui n’est plus le cas. En plus, aujourd’hui, ceux qui ont investi dans un robot de traite ont tendance à vouloir garder leurs vaches à la ferme pour des questions de rentabilité.» Chaque été, plus de 1000 vaches sont acheminées depuis le plateau suisse pour compléter les effectifs dans le Val d’Illiez. «Les nôtres viennent de Suisse alémanique», confie Hubert Marclay. Toutefois, l’évolution est préoccupante: «Si les éleveurs de la plaine ne veulent plus que leurs bêtes montent, ça deviendra compliqué de continuer à faire vivre les alpages.»
Circuits courts et passion du métier
En attendant, à Lapisa, la diversification permet d’aller de l’avant. Le lait est transformé sur place. Une partie des fromages sont vendus à l’alpage, les autres à la Cavagne, une coopérative de vente directe pour les produits régionaux, le reste directement sur l’alpage. Quant à la buvette, ouverte depuis 1993, elle peut accueillir 60 personnes à l’intérieur, 100 en terrasse. «Les week-ends, quand il fait beau, ça bosse. Après, on peut avoir trois semaines de pluie. On dépend complètement de la météo. Il faut savoir s’adapter.»
Le choix du circuit court a aussi été une manière, pour Hubert Marclay, de reprendre la main. «Avant, on vendait une partie de notre lait pour l’industrie. Mais il n’était jamais assez bon, pas assez de matière grasse, toujours des déductions. Aujourd’hui, on fait notre fromage, on garde la qualité. C’est beaucoup plus satisfaisant.»
Car, si le travail est rude, la motivation reste intacte. «J’adore ça. Travailler dehors, voir les gens venir acheter un fromage, recevoir un message qui dit: “on a passé une jolie soirée grâce à vous”. Ça donne envie de se relever le matin», confie encore Hubert Marclay, avant de conclure: «Ce paysage, ce n’est pas un miracle naturel. C’est le travail des générations avant nous. Si on ne continue pas, ça ne sera pas le désert… mais la brousse.»