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Monde

Kosovo (2/2). Initiative locale et aide internationale, la success story de l’export de pickles

Puisant dans la tradition vivrière du pays, des initiatives locales permettent d’améliorer le revenu des familles paysannes. Une dynamique portée par les femmes et la jeune génération, bénéficiant du soutien d’ONG.

Valbona Ajeti (à dr.) a créé l’entreprise où travaillent désormais ses enfants, dont Dorart, 22 ans.Claire Berbain

Claire Berbain et Blaise Guignard

Claire Berbain et Blaise Guignard

8 août 2025 à 13:45, mis à jour le 3 décembre 2025 à 13:54

Temps de lecture : 5 min

Sur la cour pavée de la ferme, entre la maison d’habitation, les serres maraîchères et le hangar dédié à la transformation, Ismet Hoti manœuvre avec habileté son vénérable tracteur IMT – une marque yougoslave disparue mais encore omniprésente dans tous les Balkans – et gare sa remorque pleine à craquer à quelques centimètres de la trieuse-calibreuse.

Dans un fracas mécanique qui couvre à peine les éclats de rire de la petite-nièce d’Ismet, âgée d’à peine 18 mois, les sacs remplis de concombres fraîchement récoltés y sont déversés, avec l’aide de tous les membres de cette famille de maraîchers de Nepërbisht, dans le sud du Kosovo, à quelques dizaines de kilomètres de la frontière albanaise.

Ici, comme dans tout le sud du pays, les terres fertiles se prêtent particulièrement bien à la culture légumière. Cette année, une fin de printemps caniculaire a provoqué la croissance extrêmement rapide des cucurbitacées. «Il faut courir chaque jour aux champs pour ne pas avoir trop de légumes hors calibre, et se lever tôt pour éviter de rôtir sous le soleil», se marre Ismet Hoti. Dans un allemand quasi parfait: avant de reprendre le domaine familial qui ne s’étendait il y a 10 ans que sur un unique hectare, ce père de famille a travaillé en effet huit saisons comme salarié agricole en Autriche.

Améliorer la valeur ajoutée

Désormais, il cultive concombres, salades, brocolis et choux-fleurs sur 3 ha, dont 50 ares de serres. «Si j’ai pu agrandir mon domaine et offrir des études supérieures à mes quatre enfants, c’est grâce à Terra Foods.»

L’entreprise de conditionnement créée il y a cinq ans par Malic Hoti, son neveu, lui rachète en effet une bonne partie de sa production – à un prix supérieur à celui du marché. «Les familles paysannes peinent à subvenir à leurs besoins et c’est une des raisons pour lesquelles leurs enfants quittent le pays», observe Malic, 28 ans et un master de musicologie en poche. Pour augmenter la valeur ajoutée de la production familiale, le jeune homme a donc créé une conserverie, s’inspirant des traditions balkaniques de lactofermentation en saumure et de conserve au vinaigre. «Chaque famille possède sa propre recette – je me suis inspirée de la nôtre!» Cinq agriculteurs du village livrent aujourd’hui leurs légumes à Terra Foods… et ils sont plusieurs autres petites exploitations à souhaiter faire de même.

Dans le hangar, sur la chaîne de pasteurisation et de mise en bocaux acquise grâce au soutien de l’ONG Caritas Suisse, des salariées d’origine bosniaque et roma mettent en bocaux les cornichons calibrés. «Nous employons prioritairement des personnes issues de communautés ethniques marginalisées», insiste celui qui dirige en parallèle l’école du village et y enseigne la musique.

Terra Foods exporte 70% de sa production de bocaux vers la Suisse, l’Italie, et l’Autriche. La production à grande échelle de pickles a pris un véritable essor ces dernières années au Kosovo. L’export permet d’achalander les magasins alimentaires spécialisés des grandes villes et fréquentés par une diaspora éparpillée dans toute l’Europe de l’Ouest.

À Vitia, plus à l’Est – non loin de la Macédoine du Nord et de la ligne de démarcation avec la Serbie –, ce filon est également exploité par Valbona Ajeti, mère de famille devenue cheffe d’entreprise. Grasep (pour Gratë e Sllatinës së Epërme, littéralement «Les femmes de Haute Slatina» du nom de la région), emploie désormais une quinzaine de collaboratrices et produit chaque année 150 000 bocaux, dont 80% sont exportés.

«Il y a dix ans, j’ai rassemblé les femmes du village dans le garage de notre maison. Aucune d’entre nous n’avait fait d’études, mais nous étions toutes avides de travailler et d’améliorer notre quotidien», raconte cette femme de 46 ans. Au Kosovo, le taux de chômage féminin est nettement plus élevé que chez les hommes; moins éduquées, moins représentées, moins écoutées, elles souffrent d’un patriarcat structurel marqué à tous les niveaux de la société.

Leur idée est simple: acheter concombres, poivrons, piments doux et choux aux maraîchers locaux et mettre en commun leur savoir-faire pour les conditionner. Avec l’aide d’un technologue alimentaire, elles développent des recettes tout en étant coachées par l’ONG Woman For Woman - Kosovo, qui milite contre les violences domestiques et pour les droits des femmes. Gérant en parallèle son foyer et ses trois enfants, Valbona entreprend de se former, reprend des études, organise des cours pour les agricultrices intéressées. «Ma maison était devenue une véritable école», se souvient-elle. Époque révolue: désormais, elle reçoit les visiteurs dans un bureau vitré surplombant une halle de production moderne, certifiée ISO 2022 et HACCP, où ont été investis 800 000 euros en dix ans, avec son fils Dorart, 22 ans, délégué commercial.

Indispensable soutien

«Tout cela n’aurait pas été possible sans aide», précise ce dernier. Grasep a en effet bénéficié d’une subvention gouvernementale, puis d’un prêt de la Banque mondiale pour agrandir sa surface de transformation. Il y a trois ans, le soutien de Caritas Suisse leur a permis d’acquérir un pasteurisateur et une ligne de calibrage. «De quoi traiter 1000 bocaux en une heure… contre 80 en 2 heures auparavant.»

Attirés par les tarifs et les conditions avantageuses, les agriculteurs de la région se pressent désormais pour vendre leur production à la petite société. Quant aux femmes qui ont suivi Valbona dans son aventure, aujourd’hui âgées de 35 à 55 ans, elles sont restées actives dans l’entreprise. «Au début, personne ne croyait en nous, parce que nous étions des femmes, relève Valbona. Mais je me suis réalisée moi-même, et j’offre un futur à mes enfants, sans qu’ils aient besoin de quitter le pays pour trouver leur bonheur». Elle se tourne vers son fils et hoche la tête: «C’est ce qui me rend le plus fière».

Ismet Hoti livre sa production à l’entreprise créée par son neveu.
Ismet Hoti livre sa production à l’entreprise créée par son neveu.Claire Berbain
Malic Hoti conditionne des milliers de bocaux chaque année.
Malic Hoti conditionne des milliers de bocaux chaque année.Claire Berbain
TerraFoods emploie prioritairement des salariés bosniaques et roma, par volonté d’inclusion.
TerraFoods emploie prioritairement des salariés bosniaques et roma, par volonté d’inclusion.Claire Berbain

«Des zones rurales renforcées»

Sefedin Haxhia, porte-parole de Caritas Suisse au Kosovo
Sefedin Haxhia, porte-parole de Caritas Suisse au KosovoClaire Berbain

Présente au Kosovo depuis 1999, Caritas Suisse – qui dépend de donateurs privés et gouvernementaux – agit pour réduire durablement la pauvreté, notamment dans les zones rurales, où l’agriculture familiale reste la principale source de revenu.

L’agriculture a-t-elle toujours été une porte d’entrée pour l’aide au développement économique et social du pays?

Lorsque Caritas Suisse s’est déployée au Kosovo immédiatement après la guerre, c’était d’abord à but humanitaire. La coopération au développement et l’accès à l’éducation sont ensuite devenus des priorités. Puis, observant que les populations les plus défavorisées étaient souvent dans les zones rurales, nous avons voulu participer à la professionnalisation du secteur agricole, en soutenant le développement des pratiques agroécologiques, la transformation locale et l’intégration dans des chaînes de valeur plus rémunératrices. L’objectif est simple: augmenter les revenus des familles paysannes tout en résistant aux effets du changement climatique. La philosophie de Caritas Suisse, c’est de ne laisser personne sur le bord de la route.

En quoi consiste votre action sur le terrain?

Elle est systémique, puisque nous travaillons – en toute indépendance - en coopération avec les acteurs concernés et les structures existantes tant publiques (ministères, agences gouvernementales, etc.) que privées (Instituts de recherche, etc.). Nous souhaitons faire en sorte que le contexte politico-réglementaire soit davantage favorable au développement agricole.

Quels résultats obtenez-vous?

Plus de 4500 personnes ont pu bénéficier d’une aide concrète de Caritas Suisse – beaucoup de fermes ont pu s’agrandir et se mécaniser, des unités de transformations agroalimentaires se sont créées et ont embauché. Les projets que nous soutenons actuellement misent sur la résilience climatique, la gestion des savoirs, et la lutte contre les discriminations de genre ou ethniques.

À quels autres défis le pays est-il confronté désormais?

La priorité est actuellement de freiner l’émigration de nos jeunes et de faciliter la réintégration des personnes rapatriées. Nous voulons prouver aux Kosovars qu’ils ont un avenir dans leur pays. L’agriculture est un secteur tout à fait porteur et peut générer de bons revenus – il n’y a qu’à voir le secteur des baies, des herbes aromatiques et médicinales ou des champignons, dont près de 90% des volumes sont exportés!

Propos recueillis par Claire Berbain

Dynamique mais entravée

L’amélioration des conditions de productions passe par une modernisation des exploitations.
L’amélioration des conditions de productions passe par une modernisation des exploitations.Claire Berbain

Le Kosovo est confronté à d’immenses défis socio-économiques: une pauvreté très répandue, une forte émigration, des institutions gouvernementales encore faibles, une répartition traditionnelle des rôles entre les sexes et une discrimination marquée des minorités ethniques. Un tiers de la population vit actuellement en dessous du seuil de pauvreté national et le taux de chômage était en moyenne de 33% sur les cinq dernières années.

Le secteur agricole joue un rôle essentiel dans l’économie du pays, mobilisant près d’un quart des actifs pour 10% du PIB. La plupart des paysans et paysannes pratiquent cependant une agriculture de subsistance et sont mal intégrés au système commercial, avec des capacités de production limitées et un accès aux connaissances techniques bien souvent insuffisant. Le morcellement extrême des terres (une ferme sur deux fait moins d’un hectare), le difficile accès aux subventions, les infrastructures encore fragiles compliquent la tâche de ce secteur, qui n’est en outre que partiellement soutenu par l’État. Enfin, près des trois quarts des terres n’ont pas de titre légal de propriété. Ce flou juridique et cette insécurité foncière découragent l’investissement et freinent la transmission. L’émigration massive des jeunes, attirés par des salaires plus élevés à l’étranger, aggrave la pénurie de main-d’œuvre et affaiblit les perspectives de relève.

En parallèle, l’économie nationale reste fortement dépendante des transferts de la diaspora (près de 20% du PIB), des importations alimentaires et de bailleurs internationaux. La récente suspension des aides américaines fragilise encore la société civile et les initiatives locales.

Malgré cela, des projets portés par des femmes ou des jeunes entrepreneurs insufflent une nouvelle énergie au secteur. Mais pour espérer une véritable transformation, il faudra lever les obstacles structurels, renforcer la sécurité foncière, moderniser les exploitations et retisser des liens de confiance, notamment autour des coopératives.

Claire Berbain