Kosovo (1/2). Le parcours après-guerre de la première productrice laitière du pays
Vingt-cinq ans après son accession à l’indépendance, le Kosovo lutte vaillamment pour son avenir. Comme dans les autres secteurs de l’économie, l’audace et la résilience de quelques acteurs agricoles sont les moteurs de cette dynamique. Exemple chez Natyral, dans le sud du pays.
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Claire Berbain et Blaise Guignard
30 juillet 2025 à 00:00, mis à jour le 3 décembre 2025 à 13:53
Juin est à peine entamé, mais la chaleur écrase déjà le village de Sallagrazhdë au Kosovo. Les vaches de Drita Kabashi, elles, ruminent au frais dans leur écurie: une petite bande de croisées Holstein et une vénérable Brown Swiss, seule à arborer ses cornes, que l’agricultrice salue d’une caresse affectueuse sur le museau. «Lily est spéciale à mes yeux, confie-t-elle en souriant. Elle descend directement d’une des premières vaches qu’on a eues après la guerre, celles qui nous ont permis de reprendre pied.»
À la cinquantaine bien entamée, Drita n’a – presque – jamais quitté ce hameau placide situé dans la municipalité de Suharekë, où s’enchevêtrent antiques fermes grisâtres et villas flambant neuves. Un village rural comme le district de Prizren en compte des centaines: dans le sud du Kosovo, l’agriculture reste centrale.
Un pays marqué par la guerre
D’un vallon à l’autre, les champs de céréales et les prairies de fauche alternent avec les fruitiers et les serres maraîchères. Une mosaïque traversée de routes dont le pavage s’interrompt parfois sans crier gare, striée de haies de chênes rythmant les coteaux parfois raides – où l’on aperçoit çà et là un petit troupeau d’ovins cherchant à se soustraire au soleil. La petite taille des parcelles l’indique sans doute possible: ici comme dans tout le pays, on ne s’éloigne qu’à pas mesurés du modèle vivrier traditionnel des Balkans.
Il faut dire que l’agriculture du Kosovo revient de loin. Après des décennies marquées par le socialisme autoritaire de Tito, l’ancienne province serbe a dû faire face dès les années 80 au nationalisme de Milosevic et à un apartheid de fait vis-à-vis de la population albanophone et musulmane (pourtant majoritaire), finissant par éclater en une sanglante répression à la fin du millénaire.
Bastion de la résistance armée menée par l’Armée de libération du Kosovo, la région de Suharekë, en particulier, a été le théâtre d’innombrables massacres de civils menés par la police et l’armée serbes. L’intervention de l’OTAN, en 1999, a contraint les forces de Belgrade au retrait définitif. Mais avant de quitter les lieux, elles ont pris soin de détruire chaque village par le feu et d’abattre les quelques têtes de bétail dont les propriétaires, le plus souvent, s’étaient réfugiés en Albanie.
Comme Drita Kabashi, âgée de 28 ans, lorsque la guerre a éclaté. Revenue au printemps 2000, elle s’est retrouvée devant la ferme familiale en ruine, comme l’intégralité de celles de la région. «Seule une vache avait miraculeusement survécu. Elle s’apprêtait à mettre bas…»
Un heureux présage qui la convainc de repartir de zéro. Son frère, établi depuis dix ans en Suisse alémanique où il est à la tête d’une entreprise de machines agricoles, lui fournit un coup de main décisif en achetant (et en les amenant avec son camion) quatre vaches à une paysanne zurichoise proche de la retraite… dont le prénom est Lily. «On n’a pas pu profiter des vaches données par la Suisse parce qu’on n’était pas dans les réseaux ad hoc», précise-t-elle (lire l’encadré).
«Il fallait produire»
Tandis que son mari, chauffeur de bus, voyage toute la semaine entre les Balkans et l’Europe de l’Ouest, Drita prend les rênes de la ferme et entreprend d’en professionnaliser l’exploitation. «C’était dur, mais il fallait produire, nourrir les villageois de retour, dénués de tout. On s’est mis à vendre de la viande et du lait autour de nous, puis on a pu livrer à une société laitière de la région.» Petit à petit, elle agrandit le troupeau et le domaine, en louant des parcelles ou en les achetant lorsque leurs propriétaires sont identifiables.
Une quinzaine d’années s’écoulent ainsi; entretemps, l’État du Kosovo connaît une reconnaissance partielle par la communauté internationale. Mais les filières sont loin d’être fonctionnelles à 100% – et le marché indigène est mis à mal par les importations massives des pays voisins. Pour les agriculteurs, l’augmentation des coûts de production devient intenable. «On perdait notre temps et notre argent à vendre notre lait à 22 centimes le kilo», résume Drita. Qui opte alors pour la vente directe.
En 2014, elle obtient une licence de transformation et de collecte, crée une marque – Natyral – et un packaging avec l’aide de sa fille étudiante en graphisme, acquiert des fonds auprès d’une ONG pour investir dans une conditionneuse. Elle n’a pas de peine à convaincre ses voisins fermiers de leur racheter leur lait à 46 centimes le litre; désormais, chaque jour, elle pasteurise et emballe des milliers de litres en berlingots souples de plastique, qu’elle vend aux commerces locaux en faisant valoir la proximité et la qualité de cette production. Les consommateurs y sont sensibles, et les contrats s’enchaînent. «Il y a toute une tranche de la population à laquelle cela permet de maintenir la tradition de fabriquer à la maison yogourts et fromage», relève-t-elle.
En plein Covid-19, l’agricultrice se met à la transformation, ce qui augmente la visibilité de Natyral et lui permet de valoriser le lait invendu, surtout entre mai et octobre. Deux fois par semaine, elle peut compter sur l’expertise traditionnelle de deux femmes du voisinage dans sa petite fromagerie; le djathë (fromage) est écoulé par les mêmes canaux que le lait. Avec succès: «Durant les mois d’été, les Kosovars expatriés reviennent pour les vacances et se ruent sur les produits de leur enfance», sourit-elle.
Des projets plein la tête
Désormais, ses vaches produisent leurs mille litres quotidiens, auxquels s’ajoutent trois mille litres collectés alentours – titrant aisément 4% de matière grasse, contrôlés deux fois par mois en laboratoire et vendus 60 centimes d’euros le litre aux supermarchés, qui l’étiquettent à 80 centimes. Avec le subside municipal de 3 ct/l et celui du Gouvernement de 7 ct/l, ainsi que la vente de petits volumes d’œufs et de légumes de la ferme, l’exploitation parvient ainsi à nourrir six personnes: la famille, ainsi qu’un employé à l’année. «Albanais, note-t-elle. Embaucher des Kosovars motivés par la profession agricole, de surcroît avec de l’expérience, est devenu de plus en plus difficile.»
Mais si Natyral fait dès lors figure d’entreprise agricole d’ampleur avec sa cinquantaine d’hectares et sa fromagerie, son vieux parc de machines est toujours celui d’un petit domaine vivrier… En 2022, une subvention gouvernementale lui permet de s’équiper de neuf, de rénover la fromagerie et d’installer des panneaux photovoltaïques. «Jusque-là, on avait notre vieille botteleuse. On chargeait et déchargeait manuellement 16 000 petites bottes durant tout l’été. Le jour où mon fils est arrivé avec une presse à balles rondes, j’ai senti la douleur dans mes mains pour la première fois.»
Drita allume une énième cigarette et laisse ses yeux errer sur les montagnes boisées du Sharri toutes proches. Un regard volontaire, rieur et aujourd’hui plus serein que durant les années les plus difficiles de ce parcours hors normes. La presse a bien médiatisé un tant soit peu celle qui est à la fois la première entrepreneure agricole et la première productrice laitière indépendante de la jeune république balkanique; elle en tire fierté, mais préfère penser à ses prochains projets: construire une nouvelle écurie, agrandir son troupeau, augmenter ses capacités de transformation. Et voir Natyral poursuivre sa route en dépit de tous les obstacles auxquels le Kosovo se confronte quotidiennement.
Opération «Vaches suisses au Kosovo»
À l’été 1999, alors que le Kosovo sort à peine de la guerre, une opération singulière est lancée depuis la Suisse: l’envoi de plusieurs centaines de vaches laitières venant d’exploitations suisses, transportées par avion militaire et par camion jusqu’aux Balkans, afin de relancer l’agriculture locale. Les animaux furent ensuite confiés à des familles kosovares dont l’habitat et la ferme avaient été détruits lors du conflit.
Soutenue par la Direction du développement et de la coopération – qui a payé l’intégralité des 2 millions de francs, comprenant l’achat des vaches et le coût du transport – et différentes ONG dont Helvetas, avec le support de l’Union suisse des paysans, l’opération visait avant tout à rétablir une autosuffisance vivrière. Elle a cependant aussi servi les éleveurs suisses, alors durement touchés par l’embargo européen qui les empêchait d’exporter depuis le début de la crise de la vache folle.
Outre l’excellente opération pour l’image de la paysannerie en Suisse, au Kosovo, ce geste a marqué durablement les esprits: dans un pays en ruines, l’arrivée de vaches fut symbole de reconstruction et d’espoir. Vingt-cinq ans plus tard, l’histoire reste emblématique d’une aide de proximité, rurale, et profondément solidaire.
CB
En chiffres
11 pourcent du PIB, la part de l’agriculture pour le Kosovo.
16 pourcent des exportations totales du pays.
29,8 pourcent de l’emploi total du Kosovo.
56 pourcent de la superficie totale du pays.
185 765 exploitations agricoles sont actives au Kosovo.
97 pourcent des exploitations font moins de 5 hectares. Les ménages agricoles possédant du bétail ont entre 1 et 3 vaches.
3164 entreprises agroalimentaires sont actives. Elles emploient 17 000 personnes pour un chiffre d’affaires de 800 millions d’euros.
106 pourcent d’autosuffisance en pommes de terre, 57% en tomates, 87% en oignons, 73% en blé et en maïs.
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