Dans l’objectif d’atténuer les effets de la sécheresse sur la vigne dus au dérèglement climatique, la recherche viticole concernant le matériel végétal s’intéresse de plus en plus aux porte-greffes. Certains présentent en effet une bonne résistance au stress hydrique ainsi qu’une vigueur élevée, celle-ci retardant la maturité des raisins. Avec l’avancée de la véraison et l’augmentation de la température moyenne, la maturation se déroule plus tôt durant l’été, exposant ainsi les raisins à des températures plus élevées. Les conditions de la maturation, moment clé de la typicité des vins et sa signature terroir/millésime, sont alors modifiées.
Il existe une grande diversité de porte-greffes qui, jusqu’à présent, a très peu été exploitée. Ces derniers n’ont pas fait l’objet de beaucoup d’innovation au cours du XXe siècle, et la grande majorité d’entre eux a été obtenue entre 1880 et 1900 (3309 C, 41 B, 140 R, 125 AA, RSB 1, 5BB, 1103 P, SO 4, 420 A).
Initié en 2019 par Prométerre et Changins, en collaboration avec Agroscope et le Canton de Vaud, un projet teste actuellement le comportement du chasselas greffé sur différents porte-greffes connus pour leur bonne résistance au stress hydrique. Il s’agit de comparer les variétés 110 Richter, 1103 Paulsen et 140 Ruggeri au porte-greffe standard en Suisse romande, le 3309 C. Réputé pour sa bonne affinité avec les greffons des principaux cépages suisses, le 3309 C se montre en revanche sensible au manque d’eau, notamment lorsqu’il survient brusquement au cours du cycle végétatif.
Pour cette étude supervisée par Markus Rienth, professeur à Changins, et Axel Jaquerod, de Prométerre, des parcelles sont cultivées sur les communes de Villeneuve, Nyon, Bourg-en-Lavaux, Lutry, Champagne, Ollon et Corseau, représentatives des différentes configurations pédoclimatiques rencontrées dans le canton de Vaud.
Un projet à long terme
«On a jusqu’à présent ignoré en Suisse les porte-greffes plus méridionaux, qui sont résistants à la sécheresse et très vigoureux. Et si un porte-greffe est plus vigoureux, il a tendance à retarder la maturité, au contraire du 3309 C qui est peu vigoureux et assez précoce. Avec le réchauffement climatique, on s’est donc dit qu’on pourrait essayer de les utiliser», explique Markus Rienth, qui néanmoins prévient: «C’est un projet à long terme, on n’aura pas de réponses tout de suite, d’autant que chaque parcelle a des propriétés du sol différentes. S’ils le souhaitent, je suggère aux vignerons de planter dès maintenant quelques lignes avec l’un de ces ‹nouveaux› porte-greffes pour faire des tests sur leurs terrains».
Les chercheurs ne s’en cachent pas, les réflexions sont pour l’heure surtout théoriques. Il y a peu d’études concernant l’effet concret de ces porte-greffes méridionaux sur la tenue des cépages en fonction des sols, ainsi que sur la typicité des vins qui en résulte. Les conséquences organoleptiques sont évidemment centrales. Par exemple, est-ce qu’on retrouvera la fraîcheur du chasselas, si la maturation du cépage est retardée du fait de la vigueur du porte-greffe?
Dans l’étude, le témoin 3309 est cultivé selon deux manières: traditionnelle, avec enherbement entre les lignes et désherbé sous les ceps, et l’autre avec une parcelle totalement enherbée. Les porte-greffes plus vigoureux seront totalement enherbés. L’idée est de tester si ces derniers peuvent supporter davantage de concurrence herbacée. Auquel cas, cela permettrait de réduire les intrants et d’amener plus de biodiversité.
«C’est une hypothèse de départ, on verra si elle se confirme ou non. Le travail du sol fait aussi partie des objectifs de ce programme. Le désherbage mécanique ou chimique signifie des interventions avec du mazout ou des herbicides. Si l’on arrivait à s’en passer grâce à ce matériel végétal, ce serait une bonne avancée», explique Axel Jaquerod, chef de projet à Prométerre.
Au Tessin et en Valais
Les parcelles seront vinifiées chaque année, afin de contrôler si le vin obtenu correspond bien aux caractéristiques organoleptiques du chasselas. Les premières microvinifications devraient avoir lieu cet automne. Des fiches techniques vont être établies pour chaque millésime. «La diffusion du savoir est très importante. Les vignerons pourront ainsi voir l’évolution des résultats pour chaque parcelle du programme et décider en fonction s’ils veulent essayer ces nouveaux porte-greffes», ajoute Axel Jaquerod, qui n’exclut pas de voir surgir des incompatibilités entre les porte-greffes et le chasselas sur certains sols.
Parallèlement à ce programme, Agroscope poursuit les mêmes expérimentations en Tessin avec le merlot et en Valais avec la petite arvine et le cornalin. Pour les spécialités valaisannes, les tests se font également avec le 5BB, en plus du 3309 C. Sur le terrain, certains pépiniéristes valaisans s’intéressent plus particulièrement au 1103 P. «Depuis cinq à six ans, on travaille pas mal avec ce porte-greffe qui se comporte bien sur sols calcaires, à l’image du 5BB. L’avantage du 1103 P pour les cépages autochtones valaisans, c’est qu’il assimile beaucoup mieux la magnésie. On obtient de très bons résultats», explique Matthieu Vergère, directeur de la pépinière Multiplants à Vétroz (VS).
A Neuchâtel, une étude vient de démarrer cette année avec du pinot noir. En plus de la station viticole d’Auvernier, deux vignerons ont mis des parcelles à disposition. Deux autres vignerons rejoindront le réseau l’année prochaine. Là aussi, les trois porte-greffes 140 Ru, 110 R et 1130 P vont être testés sur le cépage emblématique neuchâtelois, lequel couvre 55% de la surface agricole cantonale. «On sait que le stress hydrique est plus bénéfique aux cépages rouges que blancs. Mais on aime bien le pinot noir léger, avec une certaine fraîcheur. Il faut garder ces caractéristiques. Neuchâtel a une renommée à défendre autour du pinot noir, comme Vaud avec le chasselas», explique Johannes Rösti, directeur de l’Office de la viticulture et de l’agroécologie de Neuchâtel.
Alain-Xavier Wurst, le 11 août 2023