Répondant à une demande croissante des consommateurs, mais aussi convaincus que la viticulture classique mène à une impasse, les vignerons indépendants se tournent de plus en plus vers des modes de production bio. Les coopératives sont plus circonspectes face à cet engouement.
Il se passe quelque chose dans la viticulture bio suisse. Une énorme vague arrive et j’ai l’impression qu’elle s’amplifie de semaine en semaine.» Avec le recul que lui confèrent quinze années d’expérience bio sur son domaine d’Auvernier, Jean-Denis Perrochet n’est pas homme à parler à la légère. Elu en juin dernier «Meilleur vigneron bio suisse de l’année» par l’association Bio Suisse et la revue spécialisée Vinum, il est de ceux qui ont contribué, avec quelques autres vignerons et pionniers, au dynamisme de cette viticulture dans le canton de Neuchâtel. Sur un vignoble d’environ 600 ha, Jean-Denis Perrochet comptabilise plus de 100 ha cultivés en bio, soit plus de 16,5% de la surface viticole cantonale, confirmant en cela la spécificité neuchâteloise, dont la discrétion fait un peu oublier son rôle d’avant-garde.
Tous les interlocuteurs rencontrés sur le terrain le confirment: on assiste à un changement de mentalité en profondeur dans le monde viticole. Jusqu’alors confinées dans la marginalité, la culture bio et surtout la biodynamie sont en passe de devenir, aux yeux de nombreux vignerons, des alternatives crédibles aux pratiques de la viticulture conventionnelle. Amorcé vers 2012, ce mouvement de transition s’est encore accéléré récemment. «Je n’ai jamais vu autant de vignes non désherbées dans le Valais qu’au cours de ces deux dernières années», constate Dominique Lévite, responsable viticulture au FiBL (Institut de recherche de l’agriculture biologique) pour la Romandie. «Pareil pour Lavaux, qui était toujours lunaire, il est aujourd’hui beaucoup plus enherbé. Des gens issus des sphères de la production intégrée commencent à s’interroger, des distributeurs qu’on ne voyait jamais aux réunions d’information viennent nous voir. Tout cela est nouveau.»
Un vignoble bio encore modeste
Avec 4,7% de son vignoble cultivé en bio en 2015, la Suisse est un peu en retrait par rapport à ses voisins, comme la France (9%, avec 13,5% en Alsace, 17% dans le Jura et 8,6% en Bourgogne), l’Allemagne (8%) ou l’Italie (11%). Les chiffres de l’Office fédéral de la statistique sous-estiment cependant quelque peu la réalité, dans la mesure où un grand nombre de domaines pratiquent le bio sans pour autant être certifiés. Les raisons qui conduisent à la reconversion des domaines sont multiples. Les débats de société sur l’environnement et la demande croissante de naturalité de la part des consommateurs sont de puissants vecteurs qui orientent l’offre.
Mais il existe aussi des raisons intrinsèques à la viticulture. Les problèmes liés aux phytosanitaires, avec le Moon Privilege comme exemple récent, les risques de santé encourus par les vignerons exposés aux traitements pendant des années, la volonté des jeunes générations d’être plus attentives aux questions d’environnement que leurs ainés, sont autant de facteurs qui président à un changement de paradigme. A cet égard, il est intéressant de noter que beaucoup de reconversions se font directement en biodynamie et sautent l’étape bio.
«On ne change pas sa façon de réfléchir lorsque l’on passe du conventionnel au bio, précise Jean-Denis Perrochet. Fondamentalement, c’est toujours la même idée d’alimenter le sol – certes avec des produits naturels – et de protéger la vigne sans chimie contre les maladies. La biodynamie suit une démarche plus complexe. On considère la plante comme un individu à part entière et on essaye de l’aider à se défendre elle-même. Si elle se trouve dans un environnement sain, elle réagira mieux aux agressions. Il faut comprendre ce qui se passe au niveau du sol et chercher à atteindre un équilibre dans la nutrition. Nous devons réapprendre à réfléchir, à observer, à tirer des conclusions nous-mêmes et surtout échanger avec des personnes d’expérience. C’est comme ça qu’on avance.»
Les coûts de production supplémentaires qu’engendre la biodynamie sont néanmoins l’une des raisons pour lesquelles un grand nombre de viticulteurs hésitent à franchir le pas, l’abandon des désherbants entraînant par ailleurs une surcharge de travail au niveau de l’entretien de la vigne, été comme hiver. L’autre source de blocage, plus grande encore, vient bien sûr du risque de perdre une grande partie de la récolte. «Moi aussi j’ai pensé que ça n’irait jamais, si je passais en biodynamie», dit Jean-Denis Perrochet. «Mais en fait, ça fonctionne. Il faut le dire: on peut travailler sans ces filets que l’on croyait indispensables Ils nous semblent indispensables, parce qu’on a toujours travaillé avec. Mais c’est une erreur.»
Le bio n’est pas une fin en soi
Le temps n’est pas encore si loin où les vins bio avaient mauvaise réputation, ou plus exactement où la médiocrité de certains vins se répercutait sur toute la branche. Les intéressés sont unanimes, faire un vin bio ne constitue pas une fin en soi. «Les vins bio ne sont pas bons ou meilleurs que les autres, in fine cela dépendra toujours du vigneron. On sait juste qu’ils ne contiennent ni herbicides ni fongicides. Mais avec un vin en biodynamie, le vigneron va chercher des minéralités, une finesse, des caractéristiques qui reflètent fidèlement la complexité d’un terroir», dit Frank Siffert, vigneron à Bonvillars (VD). «Seule la qualité compte, qu’on soit bio ou pas. L’argument bio seul ne suffit pas. Mais si la qualité est au rendez-vous, il devient un argument commercial pour aborder des marchés auxquels je n’aurais sinon pas eu accès», relève Olivier Mounir, vigneron à Salquenen (VS). Sans oublier la communication autour du produit, laquelle peut s’avérer un levier de vente très efficace.
Personne ne niera que le marché viticole bio demeure à ce jour un marché de niche. Mais – et c’est précisément l’enjeu des transformations auxquelles on assiste – tout indique qu’il est amené à se développer. En 2014, le marché des vins bio dans le commerce de détail a connu une croissance de +16,8% par rapport à 2013, selon le FiBL. La grande distribution enregistre dans ce secteur une croissance supérieure à la moyenne et se montre confiant que «les vins bio seront à l’avenir de plus en plus demandés». Une étude publiée en juin 2016 par la BFH-HAFL intitulée Stratégies d’avenir pour une agriculture romande dynamique, souligne, concernant la viticulture suisse, la «tendance vers le désir de qualité des consommateurs» et «le pouvoir d’achat élevé en Suisse», deux indices plaidant fortement pour les producteurs de vins bio de qualité.
Les vignerons qui se sont lancés dans l’aventure bio dans les années 90 ou début des années 2000 ne l’avaient pas fait en fonction d’une logique entrepreneuriale, mais en raison de convictions. Quinze à vingt ans plus tard, celles-ci rencontrent un écho favorable dans la société et se traduisent dorénavant par une plus-value économique.
Le paradoxe valaisan
Sans surprise, les grands acteurs du marché viticole que sont les coopératives restent prudents face à la montée du bio. «Les coopératives et les grandes sociétés essayent d’avoir une ou deux références bio, mais sans grande visibilité. Même si les directeurs techniques sont convaincus de la légitimité agronomique du bio, il semble qu’ils n’ont pas encore toutes les clés pour pénétrer les marchés. Pour le moment, les produits conventionnels sont encore bien présents. Les coopératives et négociants ne sont pas prêts à payer pour des viticulteurs qui leur coûteraient 30% de plus, avec des rendements sensiblement moins élevés», dit Dominique Lévite.
Les situations diffèrent aussi selon les cantons. A ce sujet, on peut s’étonner que le Valais, compte tenu des conditions climatiques qui y règnent, ait joué jusqu’à aujourd’hui un rôle plutôt modeste dans le développement de la viticulture bio en Suisse, en dépit des travaux de Marie-Thérèse Chappaz ayant montré la voie.
Outre le parcellaire très morcelé, qui ne favorise pas la diffusion de la culture bio, et les habitudes des anciennes générations, c’est paradoxalement le succès de la production intégrée (PI) qui explique aujourd’hui les difficultés de la viticulture bio à s’implanter dans ce canton, alors même que la PI a été en soi une avancée significative de la conscience écologique.
Pionnière de la PI, la coopérative Vitival serait-elle disposée à réitérer ce travail novateur initié il y a 35 ans, cette fois-ci dans le domaine de la culture bio? Le signal n’en serait que plus fort. «Le climat est favorable pour trouver des solutions, mais il ne faut pas non plus s’attendre à un changement radical dans les cinq prochaines années. Ça prend du temps. Une reconversion doit être mûrement réfléchie. On ne peut pas se dire demain je fais du bio et si ça ne marche pas, je retourne au conventionnel. Nous devons aussi prendre en compte les risques économiques», dit Stéphane Kellenberger, président de Vitival. «Dans dix ans, le segment occupé par les vins bio sera comparable à celui occupé aujourd’hui par les vins issus de la production intégrée», répond le vigneron Olivier Mounir. «Et dans dix ans, notre discussion n’aura probablement plus de raison d’être.»
Alain-Xavier Wurst, 26 août 2016
Infos utilesVendredi 2 septembre 2016, le Salon des vins suisses Vinea organise une conférence sur le thème «Vins bio: une opportunité pour les vins suisses?», à la HES-SO Valais, à Sierre. La conférence est ouverte à tous les professionnels de la branche vitivinicole et amateurs de vins. Inscription gratuite, mais obligatoire, jusqu’au 31 août 2016 au 027 456 31 44, à info@vinea.ch ou sur le site www.vinea.ch/conference-bio